Le goût de l'ours

Par Ryoko Sekiguchi

A quelques kilomètres de Kyoto, sur les rives du lac Yogo, « Tokuyama-zushi » est l’une des rares auberges japonaises à servir de l’ours. Une viande aussi rare que délicate, préparée avec passion par le chef Tokuyama,  la fois chasseur et cuisinier.

En ce matin de la fin novembre où je viens visiter l’auberge, Hiroaki Tokuyama a les mains rouges et enflées. Il m’explique que la saison de la chasse à l’ours vient de s’ouvrir et qu’il faut travailler sans relâche pour ne pas gâter les prises.

 On compte en moyenne dix heures de labeur juste pour enlever la peau. Les poils de l’ours sont durs comme ceux du hérisson, et les bêtes pèsent facilement 100 à 150 kg pièce. En pleine saison, Tokuyama doit appeler du renfort : même à trois, la préparation complète de l’animal dure au moins six heures. Mais le travail a beau être éprouvant, il insiste pour opérer lui-même. « Si la personne qui s’en charge ne cuisine pas, ou du moins, pas comme moi, explique-t-il, elle se trompera dans la découpe. Pour des raisons d’hygiène aussi, je préfère m’en occuper moi-même ». Le goût et la saveur pourraient être affectés par un autre traitement. Tokuyama s’est construit une cabane tout exprès, où il vient s’enfermer pour préparer les bêtes lorsqu’il n’est pas dans sa cuisine, quatre mois durant, jusqu’en mars.  

Une couche de graisse épaisse
et savoureuse

A l’étranger, on s’est beaucoup intéressé aux tabous touchant la consommation de viande animale dans le Japon pré-moderne. Bien sûr, cette histoire n’est pas complètement inventée ; les Japonais eux-mêmes aiment parfois se la remémorer. Il n’en est pas moins vrai que dans les régions montagneuses, la présence de chasseurs et la consommation de gibier n’ont jamais tari. Ce n’est pas le cas seulement dans les campagnes : un document datant de 1832 décrit la croissance à Edo (ancien nom de Tôkyô) du nombre d’« officines médicinales », qui servaient sous ce nom des marmites de sanglier, de cerf, d’ours et de lièvre. 

Hiroaki Tokuyama le confirme : depuis son enfance, en hiver, les volailles sauvages de toutes espèces ont toujours eu leur place sur la table familiale, comme la viande d’ours. Son père aussi était chasseur.    

Cela étant, la viande d’ours reste un mets d’exception. Quelques centaines d’ours seulement sont consommés chaque année dans l’archipel.

Dans le nord du Japon, fréquenté par les ours, les viandes comestibles ont toujours constitué une denrée précieuse : les hivers y sont plus rigoureux qu’ailleurs. C’est d’ailleurs en hiver qu’il faut les consommer : lorsqu’ils se préparent à hiberner, les ours se couvrent d’une couche de graisse épaisse et savoureuse. Il est arrivé plus d’une fois que les montagnards doivent leur salut à cette viande, quand les hauteurs, couvertes des mois durant d’un lourd manteau neigeux, contraignaient à leur tour les humains à une sorte d’hivernation. Sans doute le grand froid, et les cheminées fumantes, expliquent-ils aussi le succès de la soupe à l’ours : c’est la recette la plus populaire partout où cette viande est consommée.

Un plat qui aide à supporter le froid

Contrairement à ce que son apparence pourrait faire craindre, la viande d’ours est assez tendre, et délicate au goût. Cuite comme il faut, elle est juteuse à point et sa graisse rappelle celle du cochon ibérique – il fond, comme elle, à basse température. En bouche, on pourrait croire un morceau de bœuf maigre associé à de la graisse de porc de haute qualité. Il faut dire que la soupe que j’ai goûtée chez « Tokuyama-zushi » n’était pas toute traditionnelle. Le consommé était à base de trionyx, autre spécialité du lac Yogo, où cette tortue se rencontre à l’état sauvage. Ce consommé, à la fois épuré et plus « charnu » que le consommé de poisson, s’alliait merveilleusement à la viande.

Au Japon, de nos jours, la pratique de la chasse est confrontée une série de mutations complexes. D’un côté, en réponse à l’accroissement incontrôlé des populations animales, on voit se développer des campagnes d’incitation à la consommation de la viande de cerf. Dans le même temps, les traditions culinaires associées à la préparation du gibier sont en passe de se perdre. C’est le cas en particulier à Tôhoku, où les taux de radioactivité recensés chez plusieurs espèces, dont les ours, dépassent largement les seuils de tolérance.

Dans son auberge, Tokuyama envisage tout le potentiel de la viande d’ours. « Il n’y a pas de sens à parler d’une viande bonne ou mauvaise, affirme-t-il. Si une viande n’est pas bonne au goût, c’est que l’on n’a pas su la traiter comme il faut pour qu’elle soit savoureuse. Dans notre région, la viande d’ours a toujours été un produit d’hiver, pour supporter le froid ; une fois le printemps arrivé, on n’en mange plus. Moi, je voudrais explorer toutes les possibilités que recèle l’animal, le préparer en charcuterie, à la façon du lard de Colonnata – vu la nature de la viande, c’est tout à fait envisageable. Ainsi, on pourrait découvrir un goût nouveau, jamais senti auparavant ; du « jambon » d’ours, par exemple, avec des légumes de début d’été… ».

« Mieux comprendre l’animal »

Entre tous les professionnels qui ont affaire au vivant, il y a un point commun : lorsqu’ils évoquent leurs produits, ils se mettent à parler sur le même ton avec lequel ils parleraient de leurs enfants. Cela peut sembler banal à dire : chez tous ceux qui vivent des trésors de la nature, on remarque ce sens du respect profond. Lorsqu’il évoque les reliefs environnants, Tokuyama parle toujours de « la montagne aux trésors ». Il y a d’ailleurs planté lui-même des poivriers du Szechuan.

Tout à coup, en plein milieu de la conversation, Tokuyama se lève pour déclarer : « Je vais réaliser pour vous un plat spécial que j’ai baptisé ‘l’ours et ce qu’il mange’ ! ». Sur l’assiette, on reconnaît des raisins de montagne, des yams, une sauce au verjus, des radis sauvage, des noix et de la sauce d’egoma (plante de la famille du shiso), délicatement disposés autour du lard de l’ours.

Selon la saison et la région, les ours peuvent se nourrir de différentes espèces de graines et de fruits. Pourtant, même hors élevage industriel, on songe rarement à associer une viande à ce qui constituait l’alimentation de l’animal vivant. Consommer le gibier local se révèle donc aussi une excellente occasion d’ouvrir les yeux sur ce qui fait sa vie. 

M. Tokuyama explique : « J’associe souvent des produits du lac et de la montagne. Vous venez de manger des œufs de truite sauvage enroulés dans une fine tranche de viande d’ours ; le poisson et la viande dans une même assiette ! Pourtant, il y a une logique, puisque tout ce qui est servi ici vient des environs. Il y a une rivière à côté et tout cet ensemble constitue la chaîne alimentaire de l’écosystème qui nous entoure. L’eau qui descend de la montagne jusqu’à la rivière pour aller se jeter dans le lac est toujours la même. Alors, associer le poivre du Szechuan de la montagne à l’anguille sauvage du lac ; verser un peu du miel sur le poisson fermenté, le funa-zushi : tout fait sens. » De fait, le sens se manifeste clairement, dans le goût. La viande d’ours est savoureuse, parce qu’on « essaie de mieux comprendre » l’animal, pour découvrir un goût nouveau, jusqu’alors inconnu.

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