Boire au Japon, une façon de sentir bien ensemble

Izakaya, nomiya, bars à bière, à whisky, à shochu… Quand on veut prendre un verre, au Japon, on n’a que l’embarras du choix. Jean-François Sabouret, sociologue et ancien correspondant de France Inter au Japon nous raconte sa toute première expérience des bars japonais tandis que Ryoko Sekiguchi, écrivain et journaliste culinaire, analyse le phénomène de la mama san, personnage central de la nuit nipponne et véritable geisha des temps modernes…

Par Jean-François Sabouret

J'ai connu mon premier hiver japonais dans le nord. Nuits longues, sourdes, solitaires, compactes, inquiétantes quand il neigeait, de cette neige abondante et têtue qui efface les  repères en quelques minutes. Attention danger !

Ma maison de bois où trônait une pechka au milieu des tatamis, agréable et bienfaisante, a dû abriter bien des rires d’enfants et des vies de famille paisibles. 

Dehors, c’était le Japon réel de gens ne parlant que le japonais. Expérience redoutable quand on n’a pas accès à cette langue. On remet au lendemain : demain c’est dit : je me lance. 

Et demain était comme hier. 

Et puis de toutes façons les rues devenaient désertes après 7 heures. De nouveau le silence et la nuit. Solitude et abandon.

Il y avait bien de l’autre côté de la rue, une petite lumière fragile au coin d’une petite maison comme un petit sémaphore.

La lumière éclairait une pancarte avec un seul kanji  peint à l’ancienne : Isaribi. Le dictionnaire m’apprit qu’Isaribi était un fanal pour les bateaux de pêche, une lanterne montée sur une barque légère pour attirer les poissons la nuit.

Isaribi était donc un signe, un message, un appel. Je ne savais pas encore que le poisson ce serait moi et que je me prendrai avec ravissement presque chaque soir de mon séjour dans le Hokkaïdô dans les filets de ce couple de restaurateurs accueillants, de bonne humeur, servant une cuisine de bon goût… et dans mes moyens.

Il y avait bien au centre de la ville, le quartier  dit de plaisirs, de Susukino, rutilant d’enseignes clignotantes, de toutes les couleurs qui se réfléchissaient dans la neige. Les hôtesses souvent jeunes et court-vêtues malgré le froid, happaient le chaland ou le raccompagnaient.

Rien à voir avec Isaribi, mon premier bar,  ma première famille japonaise si je puis dire, qui m’a accueilli, nourri, parlé, distrait et dont l’amitié rayonnante était bien supérieure à la  chaleur de la Pechka de ma maison de fonctionnaire étranger.

Imaginez un espace de 10 à 12 mètres carrés tout au plus partagé en deux parties : la première occupée par les patrons qui faisaient, en riant, la cuisine et la conversation et autour d’eux un frigo, deux réchauds, un tonneau de bière, une planche de travail. 

Comment faisaient-ils pour se mouvoir sur place sans se gêner ? Un petit comptoir, les séparait de l’endroit où les clients venaient s’asseoir,  sainte table où pouvaient communier côte à côte cinq personnes, pas une de plus, et qui attendaient  un verre à la main et la bonne humeur à la bouche que le repas se prépare sous leurs yeux.

Une mini cène à la Léonard de Vinci où cinq apôtres de la convivialité célébraient chaque soir la joie de se retrouver. Espace bonsaï pour un accueil immense comme un continent.

Mes compagnons d’Isaribi riaient fort, parlaient vite,  s’échauffaient parfois à la faveur du sake ou du whisky mais que disaient-ils au juste ? 

J’étais exclu de leur prêche ne parlant pas leur idiome, le japonais, la langue du diable. Alors je m’asseyais silencieusement dans la seconde partie du lieu qui  n’était en fait composé que d’une table avec trois chaises minuscules dans ce restaurant de poupée. C’est là que je cachais mon infirmité linguistique dans la pénombre de ce lieu de relégation où personne ne venait. 

Mais j’avais encore, outre la langue qui me bloquait, un réflexe de Français, de celui qui vient dîner  et à qui on devait servir un repas préparé par des cuisiniers anonymes. 

Chacun chez soi. Moi j’étais le client et je ne voulais pas  connaître leurs vies, leurs noms, ni que l’on  fasse irruption dans ma vie privée. Et d’abord que leur dire s’ils me questionnaient dans un jargon américano-hokkaidiste ? 

Que j’étais seul  à Sapporo, et que  j’enseignais à l’université alors que ma femme et mes enfants étaient au sud à mille kilomètres de là ?

Quel intérêt pour eux, quel intérêt pour moi, ma tristesse et ma peine, ils ne pouvaient pas les comprendre et je n’avais pas vraiment envie de connaître leur histoire.

Ma timidité  et mes apriori de pacotille auraient pu m’empêcher de connaître le vrai Japon car les bars au Japon sont une fabrique incontournable du lien social.

Qui peut résister longtemps à la gentillesse muette faite de gestes d’attention et de sourires, de plats nouveaux ou de variantes inédites qu’on vous fait goûter en guettant  un grognement de satisfaction chez vous : Umaï ka, umaï yo ! Oishi ?

Un jour où j’ai eu l’illusion que je commençais à mieux suivre la conversation et les plaisanteries, j’ai  enfin répondu à l’appel de la lumière et suis monté en première ligne au comptoir du bar. Appelé en haut lieu, je ne pouvais plus me dérober. 

Là les patrons m’ont parlé, guidé, mes voisins ont ri et trinqué, questionné, rêvé à voix haute et dit beaucoup de grivoiseries autorisées (c’est tout un art au Japon),  car  la patronne était là. Mais l’important était de se sentir bien ensemble, même si on ne se connaissait pas une demi-heure auparavant. Les Japonais ont un vrai talent pour créer de l’ambiance et du lien.

Mes premiers pas en japonais, oserai-je l’avouer, ont émergé des verres de saké, de whisky, du redoutable shôchû, de la rafraichissante bière…

Les bars sont le creuset de la convivialité japonaise, du bon voisinage, de l’attention à autrui, de la simplicité et du rire. On peut aussi parler de ses rêves, ses attentes, ses peines de cœur. Que serait le Japon sans les bars et tous ses médecins de l’âme en jupon, les Mama san, mères et sœurs à la fois, aimables et permissives  sous des aveux alcoolisés ?

C’est dans les bars et d’abord à Isaribi que je me suis entendu prononcer mes premières phrases, mes premiers borborygmes en langue locale aussitôt entendus aussitôt resservis : so desuka, so desune, omoshiroi ; Honto ka, usso bakkari, yoku iu yo.

Je ne sais pas si le Japon a le monopole de ces lieux d’intimité relationnelle où le patron et la patronne connaissent votre vie tout autant que vous connaissez la leur en retour, mais ma solitude du nord et du froid me manque aujourd’hui et pour me consoler, je fais parfois appel à ce poème de Bashô : `

L’automne est déjà bien avancé

Je me demande 

ce que font mes voisins

Et vous mes amis, mes voisins d’Isaribi, qu’êtes-vous devenus ?

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