Ces BD qu'on dévore deux fois

Par Ryoko Sekiguchi

Dans la bande dessinée franco-belge, il est rare de voir un héros prendre son repas. Dans le manga, à l’inverse, même les héros de l’espace mangent un morceau avant de partir en mission, en se rendant, par exemple, à la cantine des cosmonautes… C’est un rapport très quotidien avec l’alimentation qui est représenté.

Au Japon, le genre dit du « manga culinaire » ou « manga-gourmet (gurumé-manga) » englobe une multitude de sous-genres : « bataille », « gros-mangeur », « gens de métier », « amour-famille »… Le terrain est vaste et fort riche.

Depuis quand le manga parle-t-il
de nourriture ?

Le thème de la cuisine, il faut le reconnaître, est relativement récent dans le manga. Certes, les scènes de tables étaient déjà fréquentes auparavant  : dans Doraemon de Fujio Fujiko, un personnage, Koike san, est sans cesse représenté mangeant des nouilles instantanées, dont l’invention remonte précisément à cette époque.

Toutefois, le rapport du manga à l’alimentation était encore très différent de ce qu’il est devenu aujourd’hui. 

Dans le manga classique, les auteurs s’interdisaient de parler d’alimentation à la légère, car le souvenir des privations de la guerre était encore très présent dans les esprits, y compris chez les lecteurs.

L’œuvre d’Osamu Tezuka, par exemple, regorge de scènes montrant l’expérience de la famine ou le phénomène du marché noir. Il est aussi question des plats qu’improvisaient les survivants dans l’immédiat après-guerre : aiguilles de pin frites, farine de coques de haricots réduites en poudre, son de riz récupéré au bâton au fond d’une bouteille…

Il faudra attendre le début des années 1970 pour que le thème de la cuisine s’insinue peu à peu au cœur de la narration, au point de s’afficher en couverture et dans le titre des manga. Les réticences qu’il pouvait y avoir jusqu’alors à parler de la nourriture se sont estompées. On commence à faire la cuisine dans les manga et les personnages échangent sur les plats qu’ils dégustent. La description du goût fait son entrée dans la narration : le genre du « manga culinaire » était né.

Les années 1970 sont aussi l’époque où la cuisine s’invite dans les émissions de télévision et dans les magazines. Les essais sur la cuisine prolifèrent, comme les guides de restaurants. On sent qu’une page s’est tournée et que le Japon peut entamer une relation nouvelle, déculpabilisée, avec la nourriture. Il est désormais permis de « s’amuser » avec la cuisine, et d’en faire état dans les œuvres qui en traitent de façons diverses.

Parmi les séries publiées à cette époque, on peut citer en particulier Oishinbo (faiseur de gourmet), de Tetsu Kariya et Akira Hanasaki. La série, qui compte 110 tomes à ce jour, se poursuit depuis vingt ans. Au cœur d’un conflit familial, un père et son fils s’affrontent : ils rivalisent dans la quête du « repas au sommet ». D’abord conçu pour railler la vogue des gourmets du dimanche, ce manga est aujourd’hui considéré comme le précurseur du manga-gourmet.

Dans les années 1980, haute époque de la spéculation économique et des restaurants tape-à-l’œil, la célèbre dessinatrice comique, Rieko Saibara réalisa, dans un tour de provocation merveilleuse, Ura-Michelin (* avec un jeu de mot sur ura qui veut dire « l’envers », la face cachée et urami qui signifie la haine). Pour préparer ce manga documentaire, elle s’est rendue dans des restaurants de grand luxe où elle a eu le cran de mettre en scène de petits scandales, ridiculisant l’excessive théâtralisation du service ou s’offusquant des prix, en exprimant un point de vue de béotien.

Autant de manga que de métiers
de la restauration 

Parmi les nombreux sous-genres que rassemble la catégorie du manga culinaire, on est frappé par le nombre d’ouvrages qui traitent, d’une façon ou d’une autre, de la vie des professionnels de la restauration. Il faut dire que les problématiques professionnelles constituent un thème bien connu des manga et les manga culinaires ne font pas exception à la règle. Parmi la profusion de titres qui paraissent chaque année, on aurait peine à trouver un métier qui ne soit pas représenté. On trouve ainsi une série sur un soudeur, une autre sur un charpentier, sur un employé de maison de retraite, sur un bonze, un employé d’auberge, une couturière, un juge, un avocat, un joailler, ou encore un prêteur sur gages. Dans cet ensemble, les métiers de la restauration ont ceci de particulier qu’ils sont proches de notre vie à tous, même si l’on n’en connaît pas forcément les coulisses. Ils constituent donc un thème particulièrement attractif, capable d’éveiller l’intérêt des lecteurs de différents milieux et de générations différentes.

Hôchônin Ajihei (Ajihei, l’homme au couteau) fut un précurseur en la matière. Ce manga rapporte les aventures d’un jeune cuisinier qui, à l’issue d’une série d’expériences et de rencontres diverses, acquiert une technique de si haut niveau qu’il parvient à ouvrir son propre restaurant et à s’attirer de nombreux clients. Cette « success-story » d’un genre nouveau a su toucher le cœur de nombreux lecteurs qui adorent les histoires où les efforts sont récompensés. 

Dans la foulée de ce succès, on a vu apparaître des personnages de plus en plus spécialisés :  l’un est un as de la cuisine japonaise traditionnelle, l’autre de la cuisine occidentale, une troisième de la pâtisserie japonaise… Sommeliers (ou sommelières), garçons de café, maîtres de soba, productrices de saké, maîtres de sushi, cuisiniers d’ambassade, boulangers, patrons d’une échoppe de râmen, ou encore un étudiants en agro-alimentaire sont les nouveaux héros des manga d’aujourd’hui !

Toutes ces séries participent, à des degrés divers de fantaisie et de réalisme, d’une réévaluation des métiers de la restauration. Le lecteur peut s’identifier au beau gosse aspirant pâtissier, ou à la femme passionnée par l’univers du vin tout en restant ultra féminine…

Au passage, le manga égratigne les idées toutes faites et montre par exemple qu’un garçon peut être pâtissier ou bien qu’une femme peut faire un excellent saké.

Si les émissions de télévision ont contribué à faire évoluer l’image des cuisiniers au Japon, les manga ont largement permis de revaloriser les métiers de la restauration auprès du public japonais.

Si les manga pour adolescents traitent souvent du premier amour, de la difficulté qu’il y a à se projeter dans l’avenir, de l’amitié ou des problèmes en milieu scolaire, les manga pour adultes ciblent davantage les problèmes relationnels, la réussite professionnelle, le mariage, les enfants, le divorce… Les mangas consacrés aux métiers de la restauration permettent d’aborder très naturellement toutes ces questions.

Plats pour les garçons, plats pour les filles

Les manga sont souvent conçus pour un lectorat bien particulier qui lui impose ses codes propres et son horizon d’attente. Ainsi dans le shônen  (manga pour les garçons), la cuisine est un terrain de confrontation. Dans ces « Top chef » version papier, les cuisiniers engagent de véritables tournois dans lesquels il s’agit de réaliser un plat imaginaire, magique, parfois tout à fait irréalisable, au moyen de techniques surnaturelles. Pour les parents,  ces combats de chefs sont bien entendu préférables à ceux qui font appel aux armes ou aux poings !

Dans les shôjo (manga pour les filles), les plats – le plus souvent des pâtisseries – se changent en instruments symboliques capables de « communiquer » de façon magique un amour ou un sentiment. On remarquera que dans les manga destinés aux femmes adultes, la narration se fait plus réaliste. C’est sans doute parce que, au Japon, ce sont encore très majoritairement les femmes qui sont derrière les fourneaux et que cette activité ne les fait pas vraiment rêver...

Des scénarios qui évoluent en fonction
de l’actualité

La cuisine représentée dans le manga n’est pas aveugle aux soubresauts qui agitent la société réelle ; plus : elle reflète et accompagne les questionnements contemporains des lecteurs. Petite Forêt met en scène une jeune femme qui décide de partir s’installer à la campagne pour vivre en autarcie, plus en phase avec la nature. A voir les photos de plats qui parsèment l’album, le lecteur comprend rapidement que la fiction est directement inspirée de l’expérience de l’auteur. Kentarô Okamoto, auteur et chasseur accompli, détaille dans Sanzoku Daiari (le journal d’un barbare de la montagne) les différentes façons de chasser le gibier et de le cuisiner. Il offre aussi une réflexion profonde sur ce que signifie l’acte d’incorporer d’autres êtres vivants.

Mitsuko Attitude, conçu comme un manga pour filles, montre l’évolution du personnage principal, une lycéenne au départ bien peu soucieuse de son bien-être et de sa santé mais qui apprivoise peu à peu les besoins de son corps  et finit par trouver son équilibre. 

Hinmin no shokutaku (la table des pauvres) raconte l’histoire d’une famille qui vit bien en-dessous du seuil de pauvreté et doit faire preuve de beaucoup d’astuce pour préparer des plats à moins de 1,5 euros ? Tout récemment, la série Kûneru Maruta (Marta, bonne vivante), débutée en 2012, s’articule autour de l’expérience d’une immigrée portugaise au Japon. La cuisine occupe une place importante dans la vie de cette éternelle optimiste, en dépit de la précarité.

Mais l’actualité agite encore le monde du manga culinaire d’une autre manière : la question du « manger sain » et la reconnaissance des dangers alimentaires dont il faut se prémunir. L’histoire de Silver Spoon se déroule dans un lycée agricole. L’auteure, issue d’une famille d’agriculteurs de Hokkaidô, a elle-même fréquenté un lycée agricole. Bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’un « manga culinaire », la série s’avère riche en informations sur les produits qui se retrouvent communément sur notre table. 

De même, dans Genmai sensei no Bentô bako (le Bentô du professeur Riz complet), d’Osamu Uoto, Monsieur Genmai, professeur en ingénierie agro-alimentaire, sensibilise ses étudiants aux besoins alimentaires des jeunes mamans, aux difficultés des agriculteurs d’aujourd’hui, ou à l’importance qu’il y a à éveiller les enfants à une cuisine saine.

Un travail d’équipe qui fait appel à des 

spécialistes de la cuisine

Contrairement aux mangas sur l’amour, le sport ou la science-fiction, les séries qui traitent de la cuisine nécessitent, pour leurs auteurs, des connaissances souvent très techniques. C’est pourquoi le genre requiert un travail d’équipe, où le rôle des scénaristes et des conseillers culinaires est de la plus haute importance.

Scénariste de Gourmet Solitaire, Masayuki Kusumi est par ailleurs essayiste et dessinateur lui-même ; il est l’auteur de titres comme Nobushi no Gurume (Un samouraï solitaire et gourmet) ou Kakkoii Sukiyaki (Sukiyaki cool).  Il a séduit son lectorat en exhibant la complexité des relations qui nous unissent à la cuisine. Il peut s’intéresser, par exemple, à un personnage qui entretient une véritable passion pour la cuisine tout en refusant de devenir « gourmet » lui-même, ou encore, ironiser sur les tenants des bonnes manières et du « bien manger ».

Jinnosuke Uotsuka, journaliste culinaire et auteur d’un Manuel des plaisirs culinaires à 60 euros par mois, a été scénariste pour une série de manga, Okawari Hanzô (Hanzô, j’en reprends encore !). Le protagoniste propose, tout comme le journaliste dans ses livres de recettes, des plats « pas chers, simples et bons pour la santé ».

Parfois, les dessinateurs eux-mêmes sont bons cuisiniers dans la vie. Fumi Yoshinaga, dessinatrice connue des lecteurs français pour Le Pavillon des hommes, a réalisé plusieurs séries autour du thème de la cuisine. Kinou Nani Tabeta ? (Qu’est-ce que t’as mangé hier ?) met en scène un couple homosexuel où chacun fait la cuisine à tour de rôle, le soir en rentrant du travail. La préparation des plats fait l’objet de descriptions fouillées, parfois jusqu’au coût des ingrédients, par où transparaît la passion et les talents culinaires de l’auteure. 

Le thème de la nourriture dans le manga passionne d’ailleurs tellement les Japonais qu’un ouvrage paru récemment s’est donné pour but d’analyser le style des auteurs à travers leurs scènes de table : Les tables du manga de Nobunaga Minami, critique de manga, traite ainsi plus de 220 œuvres sous ce seul angle.

Cuisinons comme nos héros

Bien sûr, certains manga proposent de vraies recettes qu’on peut reproduire chez soi. Parmi les ouvrages disponibles en français, on peut citer Mes petits plats faciles by Hana. La préparation des plats y est si bien expliquée que n’importe quel lecteur (pour peu qu’il réussisse à se procurer certains ingrédients difficilement trouvables en France) peut les réussir.

Du reste, bien souvent lorsqu’un manga a du succès, les éditeurs n’hésitent pas à publier des livres de recettes inspirées de la série. C’est le cas, par exemple, pour Oishinbo dont le scénariste en personne a bien voulu révéler ses recettes personnelles. En marge de la célèbre série Cooking Papa, où les personnages préparent des plats tellement simples que même « papa » peut les réussir, un livre de recettes permet à tout un chacun de mettre en pratique les plats qui l’on séduit (on trouve également les recettes en ligne sur le site http://cookpad.com/kitchen/5572512 ). 

Manga Shokudô (Le bistro manga) de Yûko Umemoto, va jusqu’à promettre au lecteur de l’aider à réaliser les plats de telle ou telle série culte en faisant appel à de vrais chefs !

Quant aux lecteurs qui voudraient partager les plats préférés de leurs héros sans se mettre en cuisine, ils peuvent toujours en référer aux combini (supérettes) qui collaborent avec les séries de manga pour proposer certains plats (râmen, pain, currys, boissons…) apparus dans les œuvres, en édition limitée.

Mais encore ?

Aujourd’hui, le manga culinaire au Japon a pour ainsi dire atteint son seuil de saturation. On pourrait même soupçonner certaines séries de rallier le thème culinaire juste pour s’assurer un minimum de lecteurs. Et comme on peut s’y attendre, bien des séries qui se contentent d’imiter les titres à succès échouent et s’interrompent au bout de quelques épisodes. 

La catastrophe du 11 mars 2011 a, semble-t-il, aiguisé la conscience des Japonais sur les questions alimentaires, et même, au-delà, sur l’acte de manger, qui lie les hommes de mille manières. Sous cet aspect, il y a fort à parier que les propositions ne tariront pas, et que les problématiques alimentaires inspireront encore aux auteurs des traitements variés, à la fois profonds et ancrés dans la société. Déjà, une polémique est née d’un épisode d’Oishinbo, série reprise tout récemment après interruption, pour lequel le scénariste s’est rendu sur place, à Fukushima, pour une enquête aux conclusions explosives…

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